Ressource
Titre de la source : Travail militant, action collective et rapports de genreAuteur(s) : Olivier Fillieule
Éditeur(s) : Université de Lausanne (Travaux de Sciences Politiques, n°36)
Pays d'édition : Suisse
Année : 2008
Travail militant, action collective et rapports de genre (PDF, 1 Mo)
Comment les rapports de genre se manifestent-ils dans le travail militant et les dynamiques d’action collective ? Ce texte d’Olivier Fillieule propose de mettre l’action collective et le militantisme à l’épreuve d’une perspective de genre, à partir d’une lecture critique de la littérature francophone et anglo-saxonne dans le domaine. Les mouvements y sont en effet appréhendés comme s’ils étaient « neutres », indifférents aux rapports de genre qui pourtant contribuent à les structurer.
Or, toutes les dimensions de l’action collective sont affectées par les rapports de genre : au niveau macro structurel des contextes et des opportunités de mobilisation, au niveau meso des organisations et de leur mode de fonctionnement et, au niveau micro, des logiques de l’engagement et de la division du travail militant.
Introduction. La leçon de Rosa Parks
Premier décembre 1955, Montgomery, Alabama. Une couturière afro- américaine assise aux premiers rangs d’un bus refuse de se lever pour céder sa place à un blanc. Ce geste de refus, qui vaut à son auteure, Rosa Parks, d’être arrêtée et condamnée, déclenche un boycott de 381 jours des transports publics par la communauté noire de Montgomery et, de l’aveu même de Martin Luther King, marque « l’événement déclencheur » du mouvement des Droits civiques ; mouvement qui débouchera en novembre 1956 sur l’arrêt Browdler v Gayle interdisant la ségrégation des races, puis sur le vote en 1964 du Civil Rights Act, lequel interdit la discrimination dans les bâtiments et les écoles.
L’histoire de Rosa Parks telle qu’on la raconte est emblématique à plus d’un titre des questions dont nous entendons traiter dans ce texte. En effet, en même temps que Rosa Parks est aujourd’hui devenue une icône du mouvement des droits civiques, l’histoire officielle de son geste la cantonne dans le personnage de la petite employée de couleur, épuisée par un longue journée de travail, qui sans trop réfléchir à son geste refuse de se lever, donnant l’occasion à quelques avocats de la cause noire, dont Martin Luther King, de lancer un mouvement politique d’envergure qui mobilisera les media nationaux et plus de 45000 personnes à Montgomery pendant plus d’un an. La réalité fut tout autre.
Rosa Parks était sans doute fatiguée ce jour-là, mais son geste n’avait rien de spontané ni d’irréfléchi. Militante depuis 1943 à la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), elle avait participé quelques mois auparavant aux séminaires sur les droits des travailleurs et l’égalité raciale montés par Septima Clark à la Highlander folk school de Monteagle, Tennessee (Robnett, 1997). Par ailleurs, le choix de contester la ségrégation dans les bus par un acte de désobéissance propre à lancer un mouvement de boycott, est le fruit d’une longue réflexion, menée par les femmes afro-américaines rassemblées au sein du Women Political Council, association fondée en 1946 et qui avait depuis longtemps entamé un bras de fer avec les compagnies de bus pour obtenir un abaissement des tarifs et une amélioration du confort. C’est ce groupe de femmes, avec le soutien des réseaux communautaires et tout particulièrement l’appui de deux clubs de femmes, le Club from Nowhere et le Friendly club qui, vingt-quatre heures après le geste de Parks, se lance dans la distribution de milliers de tracts appelant au boycott. Ce n’est que dans un second temps et sans doute avec une certaine réticence que le NAACP reprend la lutte à son compte (Morris, 1984). Le choix du mode d’action lui-même, enfin, tout comme son efficacité ultérieure, s’explique par ce qu’il touche aux aspects les plus quotidiens de l’existence et permet de mobiliser, au travers de réseaux articulés par les activités domestiques, un grand nombre de femmes généralement employées chez les blancs des quartiers sud, ce qui les oblige à de longs trajets en bus. Aussi bien, tout comme le sit-in, cette forme d’action se distingue nettement des modes d’action reposant sur la confrontation directe et le recours à la violence auxquels le Black Panther Party aura recours dans la décade suivante, qualifiée si justement par Belinda Robnett de « masculine decade » (Robnett, 1996).
On l’aura compris, tout dans l’histoire du boycott de Montgomery illustre le poids des hiérarchies de genre dans le développement mais aussi dans l’analyse des mobilisations sociales et politiques. L’histoire de la petite travailleuse domestique révoltée colle parfaitement bien avec les stéréotypes de la femme et permet « tout naturellement » d’oublier le rôle des groupes féminins dans le lancement du mouvement des Droits civiques, leur contribution essentielle au choix des stratégies d’action (le boycott et les conditions de vie au quotidien) et au maintien de la lutte par l’activation de réseaux communautaires. Aussi bien, l’effacement du rôle initiateur des groupes locaux de femmes au profit d’une organisation nationale tenue par des hommes, ici le NAACP, n’est pas un cas isolé -le lancement du fameux sit-in de Greensboro a connu le même destin- et s’apparente àune pratique systématique de ‘confiscation’ des luttes, laquelle ne renvoie pas seulement à la prégnance d’une conception léniniste de l’action politique, en son temps dénoncée par Frances Piven et Richard Cloward (1977), mais aussi aux logiques patriarcales à l’œuvre dans les mouvements sociaux.
Ces logiques sont d’autant moins visibles qu’elles produisent une triple invisibilisation des hiérarchies de genre et de leurs effets dans la sphère des activités militantes. Invisibilisation dans les luttes elles-mêmes d’abord, où les femmes, pourtant présentes, sont reléguées dans les coulisses, où les hommes prennent si souvent le relais, dès lors que les causes émergentes semblent devoir se développer; invisibilisation ensuite par la manière dont se construisent les histoires officielles des mouvements ; invisibilisation enfin du fait que les sciences sociales sont restées longtemps androcentrées et manifestement incapables d’identifier et de reconnaître les mécanismes genrés de division et de hiérarchisation produits par et dans les collectifs militants.
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