Ressource
Titre de la source : Genre et société numérique colonialitaire - Effets politiques des usages de l'Internet par des organisations de femmes ou féministes en contexte de domination masculine et colonialitaire : les cas de l'Afrique du Sud et du SénégalAuteur(s) : Joelle Palmieri, Marion Paoletti (Dir.)
Éditeur(s) : LAM - IEP de Bordeaux (Thèse pour le doctorat en Science politique)
Pays d'édition : France
Année : 2011
Genre et société numérique colonialitaire - Effets politiques des usages de l'Internet par des organisations de femmes ou féministes en contexte de domination masculine et colonialitaire : les cas de l'Afrique du Sud et du Sénégal (PDF, 409 p.)
En quoi la société de l’information redéfinit-elle les rapports sociaux de genre ? En quoi les usages Internet des organisations de femmes et féministes rendent-ils compte des rapports de domination ? Entre communication institutionnelle et innovation par la diffusion de savoirs, ces organisations se subornent-elles ou créent-elles des espaces de résistance ? Quand on aborde la société de l’information avec une perspective de genre, une des premières hypothèses consiste à établir que les inégalités de genre sont la seule source des problèmes d’invisibilité politique des organisations de femmes ou féministes dans la société de l’information. L’objectif de l’étude menée par Joelle Palmieri en Afrique du Sud et au Sénégal était de renouveler la critique de la société de l’information d’un point de vue féministe. La confrontation au terrain africain complexifie en effet l’analyse et enjoint à comprendre que le problème n’est pas uniquement patriarcal, économique et néocolonial.
Le contexte de genre de la société numérique africaine et sa diversité demandent donc à revisiter conjointement les études féministes, postcoloniales, subalternes et de l’information. Il engage à ne pas plaquer sur l’Afrique des appareillages théoriques comme le patriarcat (Delphy, Davis, Bennett, Duerst-Lahti), le genre (Butler, Kergoat, Guillaumin), l’appropriation du corps des femmes (Tabet, Héritier), la mondialisation (Hirata, Falquet), l’hypermodernité (Asher, Aubert), la colonialité du pouvoir (Quijano, Grosfoquel, Mignolo), la postcolonie (Mbembe), la dépendance (Amin), la subalternité (Spivak, Diouf), la sociologie de l’innovation par les TIC (Cardon, Proulx, Jouët).
Le but de cette étude a clairement été de montrer qu’en Afrique, les impacts de TIC et les inégalités de genre se conjuguent, aggravent les rapports de domination et paradoxalement peuvent créer des espaces où des savoirs non dominés de genre émergent.
Internet : des enjeux contrastés
Les interlocuteurs des deux pays ont exprimé leur faible conscience des enjeux de la société de l’information. La majorité des femmes et leurs organisations utilisent des techniques, infrastructures et logiciels dont elles ne connaissent ni les propriétaires, ni les politiques associées.
En Afrique du Sud, c’est le sujet-même de l’objet de recherche, Internet, qui a été considéré comme déplacé. Son accès est cher et l’heure est davantage à l’aggravation des écarts de richesse, du chômage, de la pauvreté, à l’accélération des violences sexuelles et politiques, à l’affaiblissement des mouvements sociaux, y compris féministes, à l’expression démesurée et publique du masculinisme et du traditionalisme.
Au Sénégal, c’est l’adjectif « politique » adossé au terme visibilité et l’utilisation du terme « féminisme » qui a fait blocage. En revanche, l’usage des TIC pour le genre ou pour l’égalité a rassemblé à peu près tous les engouements. Les TIC permettent de rendre compte du lien entre pauvreté et résistance, violences et détermination, discriminations sexistes et justice, dette et informalité.
Deux institutionnalisations croisées
Une fois ces observations de terrain acquises, il est apparu nécessaire d’appuyer la démonstration de l’occidentalisation des rapports sociaux et de l’universalisme abstrait qu’elle induit. Aussi, une analyse institutionnelle s’est imposée. Elle confirme que les politiques nationales et internationales en faveur de l’égalité de genre ne se traduisent pas dans le réel quotidien. Elle permet de constater que l’émergence de la société de l’information coïncidant avec la Conférence de Pékin de 1995, les politiques de TIC sont venues biaiser les politiques d’égalité. Elles ont orienté les actions des institutions comme du mouvement Genre et TIC vers l’accès des femmes aux infrastructures technologiques au détriment de leur contribution à la diffusion de contenus.
L’émancipation a été plus technique qu’éditoriale, plus fonctionnelle que politique.
Les usages des TIC par les femmes africaines et leurs organisations ne sont pas neutres au genre et la mise en exergue des inégalités et identités de genre est désormais liée aux TIC.
Les institutionnalisations conjointes des TIC et du genre ont participé de l’invisibilité des sujets des luttes des organisations de femmes et par là même de la subalternité des femmes africaines. Les expressions des femmes africaines, leurs savoirs n’ont pu être mis en lumière.
Une colonialité du pouvoir renouvelée
Cette analyse institutionnelle mobilisée, une recherche documentaire approfondie et une réflexion sur les études postcoloniales, les subaltern studies, les théories sur l’histoire de la postcolonie, de la dépendance, le tout appliqué au continent africain, a permis de qualifier correctement les rapports de domination dont il était question depuis le début de l’étude.
A la lecture d’Anibal Quijano, il a été possible d’associer trois mots à la société de l’information : la colonialité du pouvoir, une forme spécifique et historicisée des rapports de domination entre États et sociétés.
En caractérisant l’ensemble des relations sociales produites par l’expansion du capitalisme en ses périphéries subalternes, la terminologie « colonialité du pouvoir » permet d’être associée à la société de l’information qui accélère, étend, augmente cette expansion par machines, logiciels et télécommunications interposés.
Nous voyons alors que cette société participe du déploiement de la colonialité et que nous assistons à son renouvellement. Il est désormais possible de requalifier cette colonialité, et de la nommer « colonialité numérique ».
Le genre, facteur de subalternité
Ensuite un concept s’est peu à peu imposé : la subalternité. Dans les deux pays de la recherche, l’Afrique du Sud et le Sénégal, le message de genre des organisations internationales convergent depuis une quinzaine d’années vers : « il faut éduquer, soutenir les femmes africaines pour lutter contre la pauvreté ». Ceci passe par leur intégration au marché mondial du travail, et donc par les TIC, et en particulier l’Internet, notamment par le télétravail et des formations en ligne. Cela signifie qu’il est jugé nécessaire que les femmes africaines intègrent au mieux des savoirs importés, homogènes, formulés par des cadres des institutions internationales. Cette homogénéisation est de fait occidentale et universelle.
La société de l’information favorise alors l’occidentalisation des pensées qui rend les femmes de la base subalternes : ces femmes ne sont pas considérées comme des actrices du développement, porteuses de savoirs propres.
Vers la dépolitisation du réel
En cela, les travaux de Gayatri Spivak permettent d’établir le lien entre colonialité numérique et dépolitisation du développement. En contexte de mondialisation hypermoderne, le système de concurrence entre Etats, entre Occident, Extrême et Moyen-Orient et autres Etats, s’accélère. Cette concurrence se traduit par une violence épistémique et s’accompagne d’une forme de propagande politique qui vante les bienfaits du « numérique ».
Le numérique devient dans les relations sociales un besoin à satisfaire, voire une obligation, ce qui crée mystification. Cette mystification repose sur l’amalgame entre outils, logiciels et usages, sans plus de nuances sur les effets différenciés des uns et des autres. Par exemple, est-ce le mobile en tant que machine qui agit sur le réel ou est-ce son usage ? Est-ce Facebook qui fait les révolutions, ou est-ce que ce sont les jeunes qui l’utilisent pour rendre compte des actes de répression d’une manifestation à laquelle ils ont participé ? Cette manifestation n’a-t-elle pas été convoquée par des groupes organisés en amont dans le réel ? En laissant croire le contraire, le virtuel dépolitise le réel.
Résister : diffuser des savoirs non savants
Après ces résultats plutôt pessimistes, les perspectives d’alternatives s’amoindrissaient. Aussi, a-t-il été nécessaire de rechercher dans des entretiens et dans des observations participantes que j’avais menées plus tôt, en 2000, en 2002, entre 2006 et 2008, ce qui pouvait bien illustrer des pistes de résistance proposées par des organisations de femmes ou féministes africaines.
Au Sénégal comme en Afrique du Sud, les expériences de transmission de savoirs non savants de genre se sont vite imposées comme « les » expériences d’innovation en termes d’impacts politiques des usages de l’Internet sur les dominations masculine et colonialitaire (liée à la colonialité du pouvoir).
Par leurs caractères non formels, non codifiés, non normés, non revendiqués, non installés, non institutionnalisés, ces savoirs transgressent le système tel que nous venons de l’analyser. Ils créent les bases d’une communication informelle où les actrices deviennent des auteures. Elles y libèrent leur propre champ de connaissance.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté(e) pour rédiger un commentaire.